DARE #4 - Adrien Gendre - CPO @Hornet Security
6 oct. 2025
Parfois, on rencontre des gens qui nous inspirent. Qui nous font croire qu’une autre approche est possible. Qui nous embarque dans leur énergie.
“DARE.” est la série des optimistes. De ceux qui ont le courage et la créativité de sans cesse réinventer nos entreprises et quotidiens.
Plongez-vous dans l’univers, la stratégie et les méthodes de ceux qui font bouger les lignes.
Des personnalités fortes pour des interviews concrètes.
Pressé ? Les 3 insights concrets de cet article :
Si tu ressens de l’excitation ET de la peur, c’est que tu passes une marche. Il faut y aller.
L’innovation vient de la liberté et de la proximité client, pas des process : comprendre les usages avant de structurer.
L’authenticité et le mouvement sont les clés du leadership : rester vrai, montrer l’exemple et ne jamais s’immobiliser.
La discussion
Commençons par le début. Comment es-tu tombé dans la Cyber ?
Ce n'était pas un plan, c'était surtout une rencontre. Improbable, qui plus est. Pour te remettre dans le contexte, j'avais 22 ans à l'époque et venais de terminer mon apprentissage. A ce moment-là je reçois ma première offre de CDI; séduisante et en phase avec ce que je recherchais. Seulement voilà, je me souvenais qu'on m'avait recommandé de toujours chercher un levier pour négocier donc je me suis mécaniquement mis à chercher une alternative sans attentes particulières.
Or mes recherches m'ont mené à deux opportunités. Une première dans un cabinet de conseil IT des beaux quartiers de Paris. J'avais été impressionné par l'exigence du processus de recrutement mais j'étais resté avec un doute quant au fit culturel.
Et une seconde opportunité dans une nouvelle entreprise que dirigeait un multi-entrepreneur, George Lotigier. L'annonce demandait une bonne maîtrise de l'anglais et du protocole email SMTP, je n'avais ni l'un ni l'autre. (Rires)
Mais le parcours du fondateur m'avait interpellé donc j'ai creusé. Je me suis renseigné auprès d'amis travaillant dans une de ses autres entreprises et l’une d’elle m’a dit une phrase qui m’avait marqué : "Tu devrais y aller, ce gars-là c'est une aventure." J’ai donc dit non à la piste de l’entreprise des beaux quartiers, et également dit non à la 1ère proposition comfortable. J’ai opté pour travailler dans une société de 24 personnes. Avec le recul, clairement j'ai bien fait.
L'entretien s'est transformé en une discussion de 4h, passionnante, lors de laquelle il m'a expliqué tout le fonctionnement d’un éditeur, son réseau de distribution, et pleins d’autres aspects d’entreprise dont j'ignorais tout à l'époque. A la fin de l'entretien, il m'a demandé de réfléchir. Je lui ai demandé du feedback. Il m'a dit "Pour moi, c'est OK." J'étais scotché. Un multi-entrepreneur qui me disait à moi, petit jeune venant d'une famille très modeste du Charente-Maritime, qu'il voulait que je rejoigne l'entreprise dès le premier rendez-vous… J’ai foncé.
Qu'est-ce qu'il a vu en toi, tu penses ?
J'imagine qu'il a senti quelqu'un d'entier qui allait s'approprier les enjeux de l'entreprise.
Et c'est vrai que dès le début, j'ai foncé tête baissée dans le business. J'ai commencé en avant-vente, chef de produit et technical account manager à gérer des gros comptes stratégiques. Or dès ma première année, on s'est retrouvé à risque de perdre un très gros client. C'est tombé pendant les vacances d'été, je passais mes journées en call à tenter de redresser la satisfaction technique. Cela peut paraître zélé mais pour moi c'était normal. Je ne me posais absolument pas la question. D'ailleurs j'en faisais pas spécialement la promotion autour de moi. Il ne fallait juste pas qu'on perde le deal, c’est tout.
De fait, je ne raisonne qu'en fonction de l'objectif pour la boîte. Si c'est dont elle a besoin, c'est ce qu'on va faire. Peu importe comment on y arrive.
Plus de 10 ans plus tard, vous travaillez encore ensemble. De mémoire, vous êtes même allés encore plus loin en vous associant, non ?
Effectivement. A peine 2 ans plus tard, George a la possibilité de racheter l'intégralité de l'entreprise. Il me propose de mettre au pot. Encore une fois, contexte : à l'époque j'ai 23 ans, je n'ai aucune notion d'entrepreneuriat ou de finance corpo, et je n'ai surtout pas un rond ! (Rires)
Mettre au pot cela voulait dire s'endetter auprès de mes proches, dont mes parents qui allaient me confier la quasi-totalité de leurs économies, sans parler des banques. C'était m'engager à les rembourser tous les mois sur des années. A cet âge-là, ça fait cogiter.
Mais il y avait un climat qui s'y prêtait. Je me sentais suffisamment en confiance pour prendre cette décision qui peut paraître non rationnelle. Mais une phrase que m’a dit un collège, Grégoire, qui s’est avéré devenir associé également lors de la même opération, a raisonné dans ma tête: "Quand tu es à la fois excité par quelque chose et qu’en même temps tu as peur d’y aller, c'est que tu montes une marche. Donc il faut y aller." C’est ainsi que l’on a repris l’entreprise à 3.
George t’a déjà dit pourquoi il voulait se lancer avec toi ? Ce n’est pas commun de voir un serial entrepreneur vouloir s’associer à un jeune de 24 ans.
C'est marrant que tu poses la question, parce que je me la suis longtemps posée. On en a parlé il n'y a pas longtemps et il m'a dit : "Dans une entreprise, il y a deux types d'employés. Ceux qui s'investissent dans leur job. Et ceux qui s'investissent dans l'entreprise." Apparemment, j'appartiens au deuxième groupe.
Il faut avoir un certain type de personnalité pour accepter de s'endetter jusqu'au cou auprès de ses proches et des banques à cet âge-là. As-tu toujours eu un tempérament fonceur ? Est-ce que tu considères cela comme une force ?
Je ne raisonne pas comme ça, en fait. Je ne prends pas ce type de décision de manière cartésienne, sinon le risque prend trop de poids dans la décision. J’y vais aux tripes et avec des personnes avec qui je me sens bien. La relation qu’on avait déjà construite avec Georges et Grégoire a beaucoup aidé.
Après, c’est des situations qui génèrent du stress c’est certain. Mais le stress pour moi, c'est de l'adrénaline et donc de l'énergie. En ce qui me concerne, s'il y en a pas, c'est l’inverse, quelque chose ne va pas, il y a un vide.
Le fait d’être assez drivé par les tripes me fait prendre des décisions par l’excitation de l’objectif, sans trop savoir comment le réaliser. “J’y vais et je verrai après. Je trouverai bien un moyen”.
Pour te donner un exemple, en 2014, la technologie Vade faisait ses preuves mais on était en légère décroissance. Il fallait qu'on agisse; qu'on aille provoquer des opportunités et faire briller la marque pour aller chercher la croissance. On a donc décidé d'aller s'installer dans la Silicon Valley, à côté de San Francisco. Tout s’est décidé en un meeting : je me suis porté volontaire. J'ai vendu ma voiture, lâché mon appartement, et pris mes billets pour les US, sans VISA permanent. J’étais encore en ESTA.
C'était pas sans risque mais il y avait un congrès dédié aux e-mails 2 mois plus tard. Il fallait qu'on puisse annoncer l'ouverture de nos bureaux à ce moment-là et signer des clients.
Et alors ? Ça s'est fait ?
Haha ! Je suis passé à un cheveu du refus du sol nord-américain mais heureusement tout était dans les règles, c'est passé. (Rires)
Plus sérieusement, j'ai eu des petits pépins à la douane. Ils étaient visiblement perturbés par le fait que j'aie une entreprise et un compte bancaire à mon nom, mais pas le VISA adéquat. Heureusement, je n'avais encore perçu aucun revenu sur mon compte US. J’étais toujours salarié français et toujours dans le cadre de l’ESTA, donc ils m'ont laissé partir. Rétrospectivement, c’était pas agréable et je ne suis pas sûr de recommander l'expérience des 4H d'interrogatoire.
Toujours est-il que ça a été un élément majeur dans le succès de l’entreprise car, seulement un mois plus tard on a pu démarrer une relation avec l’entreprise Cisco. C’est ce qui a mené à la signature d’un deal historique avec eux. Et cela s’est fait grâce à la présence de notre bureau aux USA. Si cela n'avait pas été aussi concret, en local et en dollars, cela aurait sûrement été très différent.
Bravo ! Ca doit être utile d'avoir quelqu'un qui fonce autant dans l'équipe. Au-delà de ça, comment te décriraient tes équipes ?
Je pense que les équipes me décriraient comme exigeant, si ce n'est pas obstiné. (Rires)
Idem, ce n'est pas quelque chose que je cultive, je pense simplement être câblé pour s'obnubiler sur certains détails. J'ai beaucoup travaillé dessus mais à l'époque je frôlais la névrose sur des détails graphiques ou même sur des choix fonctionnels qui paraissent mineurs mais qui pour moi étaient clé dans le positionnement. J'avais certaines intuitions qu'il fallait que je concrétise.
Après, l'avantage de raisonner en termes d'objectifs finaux sans encore avoir “le comment”, c'est que tant qu'on est d'accord sur la finalité, je n'ai aucun affect quant au chemin pour y arriver. Je serai toujours ouvert au challenge si ça nous permet d'atteindre notre but plus efficacement. Cela appelle plus de créativité d'ailleurs. On ne s'enferme pas dans des scenarii. Toutes les voies sont ouvertes pour arriver au but et ça je pense que les équipes apprécient.
Enfin, ils te parleront peut-être de mon grand amour pour la démo. De fait, c’est mon plus gros driver. J'ai besoin d'être fier du produit et de voir les yeux briller en face. C'est ce qui me nourrit le plus.
Je conçois tout produit, toute fonctionnalité en m’imaginant comment je ferai la démo. C’est pour ça aussi que j’ai besoin d’imaginer les fonctionnalités en faisant des mockups avant même de réfléchir à des spécifications ou scopes fonctionnels.
Comment fait-on pour travailler avec quelqu'un d'aussi radicalement engagé que toi ? Comment fonctionnes-tu en équipe ?
Mon style a évolué. Avant je n'étais que dans l'action. Maintenant j'essaie d'être plus dans la construction. Je commence à voir avec le recul qu'il y a énormément de valeur à travailler avec les mêmes personnes dans la durée et à construire une vraie relation.
Il n’y a que le temps long qui te permette d'atteindre une vraie osmose avec des personnalités diamétralement opposées à la tienne. Ça prend du temps mais c'est très puissant quand on atteint ce stade. Au bout d'un moment, tu finis par être complètement naturel au travail. T'atteins un niveau de pleine confiance mutuelle avec les équipes, ce qui permet à tout le monde d’être authentique, et dans l’action plus que dans le jugement ou les calculs.
Or pour moi, l'authenticité, c'est absolument crucial. C'est ce qui permet de traverser les moments difficiles. Si t'es faux, tu finiras forcément par perdre la confiance de tes équipes. Le jour où tes collaborateurs se demanderont si la boîte va couler ou pas, ils vont te regarder. S’ils te sentent faux, il est déjà trop tard.
Quelles sont tes tactiques pour motiver tes équipes ?
Au-delà de sans arrêt rabâcher les valeurs de l'objectif et du pourquoi on fait les choses, j'essaie de mener par l'exemple. Je vais fréquemment me charger du boulot ingrat. Ce n'est même pas un calcul. On est focus sur l’objectif, il faut y arriver, on est tous dans le même bateau. Il y a des choses à faire, on les fait, c'est tout.
Après, je suis aussi un grand adepte de la politique des petites victoires. Ça devient addictif. C'est ce qui permet d'amorcer une dynamique vertueuse d'engagement et d'orientation aux résultats.
Donc je structure beaucoup les objectifs à réaliser en petits jalons visibles et je n’arrive pas à relâcher l’effort tant qu’on atteint pas ce petit jalon. Une fois atteint, j’ai une poussée d’énergie, d’excitation, de chaleur que j’ai besoin de partager, donc ça joue beaucoup dans la motivation de groupe.
On a parlé de tes qualités. As-tu des domaines dans lesquels tu as de la marge d'amélioration ?
On pourrait en parler un moment. (Rires)
Mais pour faire simple, je n'anticipe pas très bien. Je suis très intuitif; je vois bien où aller, mais je décide parfois sans avoir creusé pleinement comment y arriver. Cela peut engendrer un léger manque de structure qui est important pour élaborer des projets complexes.
Par exemple, je suis CPO, mais je ne suis pas sûr de pouvoir décrire toutes les méthodologies produit que l’on utilise dans l'équipe. Je pourrais creuser et la comprendre mais d’autres et en l'occurrence d’autres membres de l’équipe seront bien meilleurs que moi sur ce sujet. Ça fonctionne car j’en ai conscience et je recherche ces talents. On y reviendra je pense.
En fait, dans ma tête, j’ai la théorie du chat qui retombe toujours sur ses pattes à un moment ou à un autre. Je ne me l'explique pas vraiment. Mais c'est pour cela qu'il est important pour moi de travailler avec des personnes structurées. C’est la complémentarité des profils qui permet de résoudre tous les problèmes. Au-delà de l’ambition et de l'obsession de l’objectif, il faut donc bien l'entourage qui trouve les solutions au fil de l'eau pour concrétiser les projets. l’environnement pour pouvoir trouver des solutions en cours de chemin. Pour moi, il faut quelqu'un qui analyse mon mode de fonctionnement, et qui traduit mes tripes en un process efficace.
C'est pas évident au début mais au final, c'est comme ça que tu construis des équipes qui gagnent, et qui gagnent souvent. Atteindre l'objectif devient la norme. Ça se construit dans la durée et avec des personnes complémentaires.
Sur le plan humain, cela implique néanmoins de respecter les territoires et les manières de fonctionner de chacun. Si tu te mets à micro-manager, tu réduis le potentiel de l’équipe à ton propre potentiel et donc tu limites aussi l’équipe à tes défauts.
À l’inverse, laisser de la liberté et construire une relation de confiance forte, ça amène des surprises positives, des opportunités, des choses auxquelles tu n’as pas pensé. C’est ainsi que le chat retombe sur ses pattes contre toute épreuve. (Rires)
C’est hyper puissant. Je suis certain que ça a été un terreau fort à toutes nos innovations.
Qu’as-tu besoin de voir en entretien pour embaucher un coéquipier ?
Pour commencer, il faut que je m'entende bien avec la personne. Si je ne peux pas me projeter en train d'aller prendre un verre avec elle, ça ne fonctionnera pas. Donc je vise d’abord les “soft-skills”. Sur ce point je considère que s'il y a un doute, il n'y a pas de doute. J’ai vu trop de doutes lors du recrutement s’avérer vrais. Si on prend en compte ces doutes trop tard, l’organisation perd systématiquement en efficacité.
Sinon, j'aime bien que mes équipes aient une certaine lucidité sur leurs compétences et aspirations. Elles doivent avoir une idée de ce dans quoi elles vont donner le meilleur d'elles-mêmes. C’est ce qui permet de construire cette complémentarité. En général, ça démontre aussi une certaine modestie qui est cruciale dans une organisation équilibrée.
Au final, c'est quand t'as les gens sur les bons postes que la magie s'opère. J'ai vu des gens être médiocres sur un poste et devenir excellents sur un autre.
Je cherche donc des gens qui ont déjà fait ce travail d'introspection. Ils vont délivrer plus vite et s'épanouiront plus vite dans leur rôle. Ça a aussi le mérite d’alléger la charge managériale au profit de l’objectif de l’entreprise, parce que tu te garantis d’avoir des personnes qui s’éclatent d’entrée de jeu sur leur poste.
As-tu des mentors ou des rôles modèles ?
Je n'ai pas de mentor à proprement parler. Je ne crois pas beaucoup au fait de se calquer sur une personnalité qui n'est pas la tienne. En revanche, j'apprends sans arrêt des autres, que ce soit des actions que je vois opérer ou des phrases que j’entends. Le plus souvent, cela vient de pairs ou des équipes elles-mêmes, d’ailleurs.
Je pense notamment à mon collègue Grégoire que je citais tout à l'heure. On a fait le tour du monde ensemble dans le cadre de congrès ou salons. Une fois, on était à Philadelphie pour un très gros prospect. Il appelle un autre prospect important qui est lui basé à Seattle. C’est juste l’autre bout des Etats-Unis. Il leur dit : "On est Seattle. Est-ce qu'on peut se voir ?"
Et bien figure-toi qu'ils ont accepté, donc sorti du rendez-vous, changement de plan : on ne rentre plus chez nous, on a pris des billets pour Seattle. J’ai adoré l’audace et le côté “l’objectif est prioritaire sur les sujets logistiques”. (Rires)
C'est plein de petits moments comme ça, de détails ou de phrases comme celle sur l’excitation et la crainte, qui me percutent et dont j'essaie de m'inspirer au quotidien.
Incroyable ! Et si on parle un peu stratégie maintenant, Vade a passé des épreuves impressionnantes. Toute société a des hauts et des bas mais Vade a été très challengé de par sa présence internationale. Pour moi, c'est un bel exemple de résilience. Quelles sont les bonnes pratiques pour garder le cap pendant la tempête ?
La base, c’est d'être authentique comme on se le disait tout à l’heure. Il faut l'être dès le début. Ça ne sert à rien d’essayer de le devenir le jour où les choses deviennent difficiles. Sans authenticité, la communication est désastreuse.
Ensuite, un grand principe : toujours rester en mouvement. Il ne faut jamais rester immobile. Le pire dans un moment de crise est lorsque les troupes quittent le bateau par peur. Or les gens ne prennent cette décision que lorsqu’il y a de l’immobilisme ou un manque de visibilité sur la suite. En tant qu’humains, on est câblés pour spéculer sur les réponses, et généralement en mal.
En étant en mouvement on fait deux choses très puissantes :
On est concentré sur l’objectif, on obtient des satisfactions, donc le cerveau est moins occupé à spéculer négativement.
On avance, donc des résultats arrivent ce qui améliore le sentiment général et atténue la crise.
C’est valable en temps de crise, mais également quand on traverse une acquisition.
Rester en mouvement. 100% aligné. Cela dit, ce n'est pas toujours évident quand tu ne sais pas où tu vas. Comment planifiez-vous à plus long terme ?
On évite surtout soigneusement de le faire ! (Rires)
Je plaisante, c'est important d'avoir de la structure mais j’estime qu’une des clés du succès tient à la capacité de rester opportuniste. Toutes les meilleures décisions qu'on a jamais prises pour la boite se sont prises sur une intuition, un coup de flair, une opportunité.
Je suis convaincu que s'enfermer dans des process ou des plans rigides peut tuer une boîte. On dit d'ailleurs que les difficultés que passent Nike en ce moment sont principalement dues à cette culture du ROI qu'ils ont trop poussée.
Ça peut marcher quand tu construis une machine de production qui déroule sur un marché stagnant mais quand on parle de créativité, je suis convaincu que cela enlise. Ça tue le lien avec le client. Ça retire toute émotion de la démarche. Donc ça tue l’innovation.
Donc il faut un cap vague, avoir une culture qui génère des opportunités, savoir les saisir et changer de cap si besoin. Je pense d'ailleurs que les investisseurs le savent très bien. C’est pour cela qu’ils misent plus sur l’entrepreneur que sur le projet au fond.
D’ailleurs à propos d'innovation: comment la mènes-tu côté produit ?
Avant toute chose, je trouve structurant de bien dissocier l’innovation technologique et l’innovation produit.
La technologie répond à des problématiques d’ordre systémique. Par exemple, il y a trop de menaces cyber, nous allons développer une technologie pour y remédier.
L’innovation produit répond quant à elle à un besoin. Cela peut être la nécessité pour les employés d’une entreprise de protéger leurs actifs de manière intuitive et à coût maîtrisé. On va donc créer un produit qui embarque la technologie, et une expérience qui permet de répondre au besoin.
À la différence de l’innovation technologique qui répond à une problématique et est souvent issue de recherche, l’innovation produit c’est avoir une idée qui répond à un besoin.
Pour une innovation produit, je crois beaucoup en la spontanéité de l’idée dans un contexte où elle peut émerger. Cela fait écho avec ce que je viens de dire mais en laissant de l’espace à la créativité et en s’assurant de ne pas trop avoir de process. C’est important de dégager des grands thèmes pour donner une direction à la pensée, mais ensuite de se laisser le temps de la maturation. On échange beaucoup et surtout on est très proche des clients. C’est par des discussions que les idées viennent.
Point très important aussi, il faut être proche des départements technologiques de l’entreprise, discuter très régulièrement avec eux, pour savoir tout ce qui se fait ou va être fait. Le principe d’une innovation, c’est rarement une création pure. C’est souvent deux choses que l’on connecte, qui ensemble créent une nouvelle valeur et qui répondent à un besoin.
Dans ce contexte, c’est important d’avoir une culture qui ne se limite pas simplement à appliquer les retours clients. Si tous les éditeurs fonctionnaient comme ça, le marché serait complètement homogène. Si on veut se différencier par l’innovation, on essaie de comprendre l’usage du client et d'être proactifs sur les propositions.
Quelle recommandation aurais-tu pour les Product Owner qui nous lisent ?
Je dirais 2 choses.
La première : l'innovation, ça n'a pas besoin d'être cher. Par exemple, on fait régulièrement des "maraudes produit" en équipe. L'objectif est simple : on se donne une après-midi pour identifier tout ce que l'on peut modifier pour rendre le produit meilleur. Mais deux conditions : cela doit être rapide et pas cher. Re-designer la page, c'est déjà trop. Et on trouve systématiquement des améliorations et parfois des détails qui transforment l’usage ou même le positionnement du produit
La seconde : il y a des features pour lesquelles les gens vont utiliser ton produit, et d’autres pour lesquelles ils vont l’acheter. Il faut en avoir conscience et ce n’est pas toujours les mêmes. Donc il faut prévoir des fonctionnalités “cool”, qui ne remonteraient pas si on était dans un processus ROI-driven.
En plus, ce sont souvent des fonctionnalités qui ne sont pas chères à développer. Mais il suffit qu'elles soient assez pertinentes et différenciantes pour changer l’image du produit et donc augmenter les ventes. C’est pourquoi on a toujours “l’expérience démo” en tête, dès la conception d’une nouvelle fonctionnalité. Toute fonctionnalité a sa part d’émotion qu’elle doit communiquer.
Adrien, cela a été extrêmement riche. Merci beaucoup pour cet échange. Je termine avec mes 2 dernières questions d'envoi traditionnelles : dans un contexte où certains considèrent que la technologie prend le dessus sur nos vies, te considères-tu optimiste pour l'avenir ?
Je dirais oui mais soumis à conditions. (Rires)
Historiquement, le monde a été saccadé d'innovations de rupture qui n'ont pas trouvé leur public dès le début. Prends l'exemple de l'électricité. A l'origine, c'était vu comme une hérésie dévastatrice, une innovation de la mort. Finalement, l’électricité c’est pas trop mal (Rires).
Je pense qu’avec l'essor de l’IA Générative, on est simplement en train de passer par cette phase de rejet structurel. Cela dit, on se doit d'être prudent.
Ce qui m'inquiète le plus, c'est le fait que l'Humanité sacrifie sa capacité d'apprentissage et de raisonnement au profit des LLM. Le jour où l'on arrête d'apprendre à raisonner par nous-même, par l’effort et d’apprendre par l’effort aussi, on a perdu.
Et vu l'importance que la société accorde au confort vs l’effort, cela ne va pas être évident. Ma conviction c'est qu'il reviendra aux parents et familles d'assurer une certaine exigence sur l'apprentissage intellectuel des enfants. Si la société prend ce sujet au sérieux, l'État et les politiques suivront. L’avantage c’est que ça évite de rejeter la faute sur l’autre, on peut commencer par nous-même. (Rires)
Et enfin, un conseil que tu donnerais à ton "Toi" d'il y a 10 ans ?
Je lui dirais de garder le cap. Beaucoup de fois, j’ai douté. Les turbulences font partie du jeu. Et aussi de ne pas sous-estimer l'importance de l'entourage. C'est ce qui te porte quand les temps sont durs.